Vous pouvez suivre dans cet article, le travail se déroulant tout au long de l’année 2010. Chaque collège de l’Alliance Scolaire est chargé d’un chapitre. Bonne lecture.
ECART
Introduction
Les rêves
Je n’arrive plus à dormir, mes rêves me grattent la tête.
Toutes les nuits, je revis mes aventures : une nuit, j’endors Ciixa, le poulpe géant qui veut m’empêcher de prendre la porcelaine fluorescente, la nuit suivante, je me tapis pour éviter le lézard, gardien de la pierre ardente, une autre nuit, je me joue de la fée de l’îlot solitaire. Une autre fois, j’écrase le sein du wananathin à l’aide du casse-tête de la vieille dame aux cheveux blancs…
Toutes les nuits, je revis mes aventures. Mais le plus étrange, c’est que, dans mes rêves, je ne suis plus Wanakat, l’humain, mais Wanakat, l’aigle rapide, Wanakat, le serpent sournois, Wanakat, la roussette nocturne… Quand je me réveille, poisseux, agité, je vérifie bien que je suis toujours un enfant : je regarde mes mains, sens mon cuir chevelu, cours me regarder dans le miroir de mon grand-père : les yeux sont là, ma bouche, le nez… je respire.
Comme je n’en peux plus de mes cauchemars, je décide de me confier à Dadabé.
— Grand-père, grand-père, j’ai quelque chose à te dire.
— Ah, oui, tes cauchemars…
— Tu sais ?
— Wanakat, mon rôle, mon malheur, c’est cela : tout savoir !
— Grand-père, tu peux m’aider alors ?
— Wanakat, si tu revis tes aventures sous la forme animale, cela veut dire que tu ne sais pas si tu veux vraiment être un homme.
— Et alors ?
— Alors, pour être sûr que tu veuilles bien être homme et non un animal comme dans tes rêves, il n’y qu’une solution.
— Quelle solution, dis-le moi, Dadabé ?
— Il va falloir que tu retournes sur le lieu de tes exploits. Dans chacun de ces endroits, tu rencontreras celle ou celui qui a le pouvoir de te transformer en animal. Une fois métamorphosé, tu auras le temps d’une journée et celui d’une nuit pour savoir si définitivement tu veux rester cet animal. Si tu ne le désires pas, tu redeviendras humain et tu repartiras vers ta prochaine destination. Une fois ton périple achevé, tu reviendras me voir. Moi, j’aurai le pouvoir de te transformer dans l’animal de ton choix mais sans possibilité de retour vers ta forme humaine, ce sera le choix le plus important de ta jeune vie. De toutes les façons, tes cauchemars finiront que tu sois un homme ou l’animal que tu auras choisi d’être.
— Grand-père, j’ai peur !
— Oui, moi aussi, j’ai eu peur.
— Dadabé, toi aussi, tu as fait ce voyage !
— Oui, et tu sais quel a été mon choix. Mais dépêche-toi, va chercher ta pagaie magique, celle qui te permet de te transporter d’un banian à un autre. Pars, Wanakat, pars.
Je vais chercher mon petit sac BTS (Boîte de sardines, Sao et Tulem), marche jusqu’au banian où toutes mes aventures ont commencé. Je commence à descendre le long des racines et une fois arrivé loin, très loin sous la terre, je ferme les yeux, me mets en boule et frotte ma pagaie magique.
ECART
Chapitre 1 | Boaouva Kaleba – Poum
Beau gecko
Lorsque j’ouvre les yeux, je vois un paysage sublime mêlant le rouge de la terre et des montagnes au vert parfois presque fluo de la végétation.
Je sais alors que je suis à Poum et devant une mine de nickel car mon grand-père m’en avait toujours parlée étant encore enfant. Les montagnes conservent encore les années d’exploitation comme en témoignent leurs crêtes et leurs flancs rabotés en étages. Je prends alors la route vers les pistes rouges, j’aperçois au loin des camions et des hommes habillés en uniforme vert portant des casques de couleur orange. Je poursuis ma route et m’arrête devant une petite rivière pour me désaltérer.
C’est alors qu’une voix se fait entendre derrière moi. Lorsque je me retourne, je vois à ma grande surprise quelque chose qui court vers moi et des yeux rouges qui brillaient. Puis il s’arrête face à moi sur les eaux du creek. Il me semblait qu’il volait, c’était extraordinaire ! Je pouvais voir son corps depuis le bas de son cou : les trois grands doigts, et de longs ongles noirs terminés par des sortes de coussinets circulaires dans la paume de chaque main lui permettant de s’agripper aux rochers. Il avait des yeux rouges, une peau verte rugueuse et écailleuse.
L’ambiance des lieux n’est alors plus la même. Par sa simple présence, il y a un changement d’atmosphère. Juste en le parcourant du regard, de la tête aux pieds on ressent de la crainte et du respect. Il me parle alors d’une voix forte et majestueuse, au son de sa voix il y a un petit tremblement de terre et un vent puissant comme si les éléments de la nature se déchaînaient.
Il me dit alors :
— Bonjour Wanakat, je sais pourquoi tu te tiens sur ce lieu.
— Qui êtes-vous ? lui demandai-je avec beaucoup de crainte.
— N’aies pas peur, rétorque-t-il. Je m’appelle Kâgûû [1], je suis le gardien de ces lieux, des roches et des montagnes, je vis depuis la nuit des temps. J’avertis et reprends les hommes par des rêves et des visions.
— Mais d’où venez-vous, l’interrompis-je soudainement
— Je te l’ai dit. J’existe depuis toujours. Les esprits étaient les premiers habitants de la terre, ils vivaient dans la mer car aux temps anciens la mer recouvrait presque toute la surface de la terre. Les premiers animaux terrestres étaient des lézards, ils existaient bien avant l’apparition de l’homme sur la terre. Nous apparaissons sur la terre lorsque nous sentons qu’elle souffre et que les nôtres, les animaux, les plantes et toute la nature pleurent jusqu’à remuer le monde des esprits.
— Je vois et…
— Non ! cria-t-il je sais déjà pourquoi tu es là avant même que tu l’aies pensé. Je sais qui est ton grand-père, je sais de quel arbre tu viens, je sais tout. Et c’est moi qui va te permettre de te transformer, je veux te faire montrer la vie que mène un petit lézard et ce que vous les Agûû [2] vous faites endurer à la terre, aux plantes et aux animaux
Soudain, il récite une formule magique en langue : Kôôvalia donalia [3] et au fur et à mesure qu’il parle, je me mets à trembler des pieds jusqu’à la tête.
A ce moment là je sens une grosse douleur tout le long de mon corps, mes cheveux tombent et ma tête se recouvre d’écailles vertes. Mes mains et mes pieds se mettent à rétrécir puis je tombe à quatre pattes. Mes ongles poussent et deviennent crochus au bout de mes doigts. Je me vois rétrécir petit à petit sur le reflet de l’eau, je tombe par terre et m’enfonce sous les grosses feuilles de niaouli et de gaïac. A la fin de ma métamorphose, je me sens tout petit, presque minuscule. Ma tête tourne car tout mon être avait été comprimé comme si j’avais été réduit en purée ou en compote.
L’Esprit décide de m’envoyer vivre ma vie de gecko sur la mine de Paëvala, afin de me faire comprendre la vie de petit animal dans une grande exploitation humaine.
L’homme lézard a dû m’envoûter car tout ce dont je me souviens c’est de son regard pénétrant. Sa voix résonne encore dans ma tête puis plus rien, le trou noir…
Quand j’ouvre les yeux, le soleil est déjà haut dans le ciel, j’aperçois des camions, des ouvriers habillés de vert et cette terre toute rouge, le contraste est saisissant. Je me trouve sur une immense machine, une Poclain, elle sert à creuser la terre.
Je me regarde dans le rétroviseur et je me vois… Quel choc ! J’avais oublié ma nouvelle apparence.
Mais, j’aime ma nouvelle peau, ma couleur d’olive verte, ma langue toute rose ! Grâce à mes pattes ventouses, j’arrive à descendre du monstre de fer sans me faire mal, je tombe sur la route.
Devant moi, un beau papillon bleu et noir virevolte. Je n’en ai jamais vu de tel à Ouvéa. J’essaie de l’attraper. Un bruit énorme et sourd me paralyse sur place, un camion aux roues géantes arrive droit sur moi, je me jette de l’autre côté du chemin, je tombe sur de l’herbe verte et accueillante. Ouf ! Quelle peur !
Je me remets petit à petit de mes émotions. Je grimpe sur un énorme rocher qui surplombe la baie de Poum.
J’entends les sirènes des bateaux qui approchent pour charger le précieux minerai. Mais à y regarder de plus près, je constate que la mer est rougeâtre, salie par les retombées de nickel… C’est triste pour le lagon et ses habitants ! Je pense qu’il est difficile de survivre dans ces conditions.
J’ai l’impression que des heures se sont écoulées, mon ventre gargouille. Je vois alors des petits papillons blancs posés sur les pierres. Je rampe tout doucement vers eux puis je lance ma langue… J’en ai un !
C’est très bon ! Je comprends maintenant pourquoi les tarentes et autres lézards aiment tant les papillons. Ils ont un goût de pistaches grillées.
Ainsi rassasié, je continue ma balade.
Je rencontre les animaux du maquis minier. Il y a par exemple, Flore la sauterelle, avec qui c’est difficile de parler, elle ne cesse de faire des bonds ! Babou le hibou, un peu grognon car je l’ai réveillé. Malek le cerf, très craintif car il semblerait que beaucoup d’humains soient à sa recherche, il m’a expliqué que dans le coin, le rôti de cerf était un mets recherché !
A la tombée de la nuit, mes petites pattes de gecko n’en peuvent plus.
J’ai le cœur lourd, le vieux Dadabé me manque.
C’est marrant la vie de gecko mais aussi très dangereux. Je me sens si petit, si fragile, je voudrais redevenir un garçon. De grosses larmes roulent sur me joues de lézard.
Soudain un flap, flap singulier se fait entendre dans l’arbre voisin.
C’est une roussette !
Une vieille et majestueuse bête. Elle m’a entendu pleurer et voudrait m’aider. Elle s’appelle Rourou, plutôt rigolo pour une roussette !
Je lui raconte toutes mes aventures, par chance, elle me comprend et m’explique qu’en fait, elle a été envoyée par l’homme lézard.
Elle me prend alors entre ses pattes aux griffes crochues et m’emporte dans les airs.
Elle me dépose doucement devant le BGV et l’esprit gardien.
Il me lance un regard bienveillant, sa voix chantonne une douce formule, un souffle magique.
Je sens mon corps grossir, mes bras et mes jambes s’allongent…
Lorsque je lève la tête, je suis de nouveau un petit garçon, quelle joie !
Quant à l’esprit… Il a disparu dans un épais brouillard.
Le BGV me tend ses branches, je frotte ma pagaie magique, le soleil se lève à l’horizon…. Je me concentre et ferme les yeux…
De nouvelles aventures m’attendent….
[1] Se traduit par esprit dans la langue Nenema
[2] Agûû : se traduit par hommes
[3] Invocation pour une transformation qui signifie « avoir l’habileté du héron »
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Chapitre 2 | Baganda – Kaala Gomen
Une tourterelle
C’est le lever du soleil quand je sors du banian, je m’aperçois rapidement que je suis au sommet d’une très haute montagne. Le paysage qui m’entoure me paraît vraiment incroyable. C’est la première fois que je me retrouve à une telle hauteur: chez moi, à Ouvéa, tout est plat et de telles montagnes n’existent pas.
Je prends le temps d’admirer les environs : la mer s’étend à l’infini devant moi, d’autres montagnes majestueuses me cernent, et de ci, de là, des maisons s’éparpillent à mes pieds, au cœur d’une végétation sauvage, parfois aride, parfois verdoyante. Cela me fait drôlement bizarre d’être là; le vertige me prend quand mon regard s’attarde vers le bas. Alors je lève les yeux vers le ciel dont le bleu me rappelle celui d’une piscine.
Soudain, je me tourne vers les brousses car j’entends quelque chose se déplacer vers moi. Mon cœur se met à battre rapidement. Mais… Ouf ! Ce n’est qu’un oiseau, une tourterelle.
— Bonjour, me dit-elle, qui es-tu?
— Je suis Wanakat et je viens d’Ouvéa. Et toi, qui es-tu?
— Je suis Toutou la tourterelle, j’habite ici, au sommet du Kaala, je suis ravie de faire ta connaissance. Maintenant, suis-moi.
Surpris, je lui demande :
— Où m’emmènes-tu?
— Je t’emmène voir le gardien de la montagne…
Une fois devant l’étrange demeure du gardien, celui-ci sort, m’impressionnant autant par sa voix que par son physique monstrueux.
— Que viens-tu faire ici, jeune garçon?, me demande-t-il.
— C’est cet oiseau qui m’a conduit jusqu’à vous, lui réponds-je, en lui désignant du doigt… un endroit vide, puisque la tourterelle a disparu !
— Ah! C’est toi Wanakat, ton grand-père m’a envoyé un messager par le ciel pour me prévenir de ta venue.
— En effet, j’ai une demande à vous exposer: j’aimerais être métamorphosé en un animal afin de me débarrasser des rêves inquiétants qui hantent mes nuits.
Le gardien me demande alors de pousser le cri d’une tourterelle. Je n’ai aucune idée de ce qu’il peut être mais j’essaie une première fois. Le gardien, en l’entendant, sourit et me dit qu’on dirait celui d’une grenouille. Je crie donc une deuxième fois, ce coup-ci, cela lui rappelle le grognement du cochon !
Il se décide à m’aider:
— Concentre-toi, pense à ce bel oiseau, imagine-toi en lui…
J’écoute attentivement ses conseils. Cette fois est la bonne, je crie « cou crrouou! ».
Immédiatement, je sens mon corps réagir. Des milliers d’aiguilles traversent ma peau, des plumes recouvrent petit à petit l’ensemble de mon corps. Ce dernier devient de plus en plus petit, je rétrécis, rétrécis. J’ai l’impression d’être broyé. Mes mains, mes bras deviennent des ailes, mes jambes se transforment en minuscules pattes, mes oreilles disparaissent et mon nez et ma bouche durcissent pour devenir un bec dur et pointu. Je me retrouve, au ras du sol, dans le noir, sentant sur mes plumes peser quelque chose d’indéfini.
Qu’est-ce que cela peut-être? Où est la lumière? Je m’affole, donne des coups de becs, des coups d’ailes, essaie de me dégager. Enfin, je sors de ce piège et découvre avec soulagement que ce n’était que mon tricot de jeune garçon, je le laisse là, je n’en aurai plus besoin. Je cherche alors du regard le gardien de la montagne, ses empreintes de pieds me mènent vers sa porte, je n’ose pas l’embêter.
Je réalise que je suis une tourterelle, une vraie. Je déploie mes ailes, saurai-je seulement les utiliser? Pour le savoir une seule solution: les tester. Aussitôt, je prends mon élan, secoue mes nouveaux membres de plumes et m’envole avec succès vers la forêt au pied du Kaala. Je vole à travers les arbres tel un O.G.V. (Oiseau à Grande Vitesse!). Quelle sensation nouvelle ! Je me sens libre, léger comme l’air.
Soudain, j’aperçois une flaque d’eau vers laquelle je me dirige avec envie, j’ai une soif de loup et puis, j’ai hâte de découvrir à quoi je ressemble. Le soleil est déjà haut dans le ciel. Je me penche au-dessus de l’eau boueuse. Je découvre deux yeux aussi rouges que le sang qui coule à travers nos veines. Ma poitrine est blanche comme si je m’étais roulé dans la farine. Mes plumes lisses sont gris clair, un délicat collier noir enserre mon cou. Mes pattes roses me font penser à celles des flamands, bien plus petites évidemment.
Après avoir bu, je me décide à aller explorer les environs, je longe la rivière qui coule au milieu des arbres. J’ai l’impression de vivre un rêve et prends beaucoup de plaisir à survoler ces paysages merveilleux.
Tout à coup, un gros bruit retentit au fond de la vallée. « Pan! Pan! » On dirait des coups de fusil. Je remonte la rivière, ma curiosité m’entraîne vers ces bruits inquiétants. Là, j’aperçois un groupe d’hommes armés, des nautous sans vie pendent à leur ceinture. La chasse a été bonne pour eux mais cela ne leur suffit pas puisqu’ils se mettent à me tirer dessus.
Ils m’ont vu.
J’esquive de mon mieux les coups et profite des arbres pour me cacher et m’échapper. Heureusement, je m’en sors sain et sauf. Il s’en est fallu de peu, cela m’apprendra à être trop curieux. Peu de temps après, j’atterris dans une savane de niaoulis. Je me perche sur un branche, me repose quelques instants. Je commence à me demander si la vie d’oiseau est si plaisante que cela…
Perdu dans mes pensées, je n’ai pas entendu les battements d’ailes qui s’approchent de moi. Il me semble que le ciel s’est brusquement assombri. Quand je tourne la tête vers le ciel, je vois un oiseau aux ailes immenses plonger vers moi. De nouveau, la peur m’envahit, une seule idée en tête: prendre la fuite et semer mon prédateur. Je m’envole précipitamment. Je zigzague entre les arbres le plus vite possible. J’ai du mal à garder le rythme, je perds haleine mais je ne me décourage pas. Je n’ai pas envie de finir dans son estomac.
Un grand « boum » met fin à notre course. Caché derrière un tronc, je reprends mon souffle. Il a disparu, s’est-il cogné à un arbre ? Je ne sais pas, ne veux pas savoir.
Je préfère poursuivre ma route. Toutes ces aventures me donnent envie de redevenir Wanakat, le petit garçon d’Ouvéa.Il faut que je retrouve le gardien de la montagne avant qu’il ne soit trop tard. Je survole les plaines jusqu’au moment où une voix surgie de nulle part me dit :
— Rejoins-moi à Téoudié, je t’expliquerai comment reprendre ta forme humaine, il ne te reste que peu de temps ou tu seras condamné à rester animal !
En chemin, je rencontre un martin-pêcheur :
— Peux-tu m’indiquer la route pour la baie de Téoudié, s’il te plaît?
— Suis-moi, me répond-il, mystérieux.
Nous volons pendant un bon moment. Il finit par me parler.
— Je suis d’ici et je suis un animal sacré. C’est le gardien du Kaala qui m’a envoyé pour te guider vers la voix qui t’a parlé. Voilà nous sommes arrivés, nos chemins se séparent ici.
Au loin, je devine une silhouette à l’entrée d’une grotte. Elle me fait signe de la suivre à l’intérieur. Dans l’obscurité, je ne discerne rien de ce qui m’entoure. Dehors la lumière du jour baisse. La silhouette me demande de répéter une formule magique : «Nu énon ouvéa yatha nu Wanakat ». Je ne perds pas une minute, je la prononce.
Ma métamorphose démarre immédiatement: je perds mes plumes, mon bec, je grandis, retrouve enfin ma forme humaine. Je redeviens avec soulagement Wanakat le petit homme. J’étire mes jambes, dégourdis mes doigts, mon corps semble sortir de sa coquille.
Avant de sortir de ce sombre endroit, je demande à la silhouette de m’indiquer le banian qui me permettra de poursuivre mon aventure.
— Dirige-toi vers Pwëvô, là tu reconnaîtras l’immense banian aux feuilles blanches tachetées de noir.
A l’extérieur, un jeune homme t’attend pour t’accompagner. En chemin, je ne peux m’empêcher de raconter mon histoire à Kayalé qui a mon âge et est très gentil avec moi. En échange, il me raconte la légende du gardien de la montagne mais je ne peux la dévoiler, c’est un secret.
Une fois devant le banian, je remercie sincèrement mon nouvel ami auquel je fais mes adieux. Juste avant que les premiers rayons du soleil n’apparaissent, je m’installe au cœur de ce magnifique géant aux feuilles bicolores. Je n’oublie pas de ramasser mon sac B.T.S qui m’attendait au pied de l’arbre. Quelques gorgées de Tulem, deux ou trois Sao plus tard, je touche ma pagaie et m’enfonce vers une nouvelle destination.
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Chapitre 3 | Do Neva – Houaïlou
Un terrifiant requin
Je sens une odeur caractéristique et comprends que je suis au bord de mer. Mais pour l’instant il faut que je m’extirpe de cet enchevêtrement de racines. Ce banian n’a pas vraiment apprécié l’air salin. Il est tout rabougri. Ses racines sont tortueuses et, pour l’instant, je suis prisonnier d’elles. J’arrive à passer ma tête et aperçois la mer. Elle est à quelques mètres seulement… et semble monter. Il faut que je fasse vite si je ne veux pas me retrouver mouillé… ou pire.
Une vieille femme s’approche au loin. Elle se dirige vers le banian. Elle s’arrête à quelques mètres et s’assoit, jambes croisées. Elle reste là, impassible, et me dévisage de son regard dur et sombre. Son nez est crochu et ses cheveux ébouriffés et poisseux. Elle est assez effrayante.
Je l’interpelle et lui demande de l’aide. Elle ne bouge toujours pas.
— Je suis Wanakat, petit fils de Dadabé, je…
Elle se lève tout à coup, avec une étonnante agilité, s’approche de moi, et me dit :
— J’attends effectivement le petit fils de Dadabé qui fut autrefois mon disciple. Il m’a parlé en rêve cette nuit et m’a fait part de ta quête, mais si c’est bien toi, Wanakat, tu dois te débrouiller seul…
Et elle se rassied à quelques mètres.
Que faire ?
La mer continue de monter. Les vagues commencent maintenant à lécher mon visage. Je pense alors à la pagaïe magique. Mes mains tâtonnent à sa recherche. Ça y est, je l’ai ! Je m’en sers comme d’un levier pour écarter les racines. J’arrive enfin à sortir. Ouf, il était temps ! La mer est maintenant haute et l’eau atteint les racines du vieil arbre. Je m’écroule sur le sable, épuisé par mes efforts. La vieille femme s’approche de moi et… me soulève ! Comment une si frêle personne peut avoir une telle force. Bah, après tout, mes aventures précédentes ont été marquées par tellement de surprises de la sorte que plus rien ne devrait me surprendre, mais quand même… Elle va certainement me féliciter.
Elle se met à marmonner des mots en langue A’jie qu’évidemment je ne comprends pas. Et c’est alors que je me retrouve projeté à plusieurs dizaines de mètres du rivage dans une gerbe d’eau.
Je coule. Je crois me noyer. J’ai très peur. J’aimerai que mon grand-père, Dadabé, soit avec moi. Où es-tu grand-père ? A ce moment, je sens comme une pointe dans mon dos. C’est comme si une lance me transperce et sort de mon dos. Mes dents se multiplient, grandissent et sont de plus en plus tranchantes. On dirait des couteaux bien affutés. Tout à coup, mes pieds se collent et semblent ne faire plus qu’un. On dirait qu’ils se transforment en… mais oui, c’est bien ça… en une queue de poisson. Et pas une petite ! Elle semble plus grande que ma pagaïe magique. Mon cou me démange et des fentes bizarres apparaissent. J’essaye de me gratter mais mes bras ont rétréci et ils s’élargissent tellement qu’on dirait des ailes d’avion.
Je coule de plus en plus. J’ai peur de mourir. Je vois ma vie défiler dans ma tête… toutes mes aventures : Ouvéa, l’invasion des moustiques, la porcelaine fluorescente, la pierre ardente, la mandarine bleue, l’essence du santal solitaire, la noix du cocotier bibiche, l’igname serpent, les plumes d’or de la perruche, les poils de la roussette blanche, et tous ces gardiens que j’ai dû affronter… Je pense à ma famille, à mon grand-père. Pourquoi ne m’aide-t-il pas ? Et puis je touche le fond de l’eau.
Je suis calme maintenant. La peur s’estompe. J’entends alors des voix sous l’eau. Suis-je mort ? J’ouvre les yeux, et c’est un spectacle magnifique qui s’offre à moi. Une multitude de poissons, de formes et de tailles différentes, des coraux multicolores, une tortue qui semble flotter en apesanteur au-dessus de moi. C’est le paradis sous l’eau ! Je suis si émerveillé que je ne me rends pas compte que je respire sous l’eau. Ou plutôt que je n’ai pas besoin de respirer… ou l’inverse… je ne sais pas. C’est si bizarre comme sensation.
En fait, je ne le sais pas encore, mais me voilà transformé en requin, en très grand requin. Les poissons sont bien plus petits que moi. J’essais de nager. Au début je me cogne un peu partout, mais je m’habitue vite. Je vois un groupe de poissons plus loin. Je m’approche d’eux, mais aussitôt ils s’enfuient. Plusieurs fois cela se reproduit. A chaque fois que je m’approche, tous se sauvent. Même chose pour une tortue que je croise. Tout le monde semble me prendre pour un être terrifiant. Alors quand je vois un petit poisson caché dans une patate de corail, je m’approche aussi doucement que possible et lui dit :
— Bonjour ! Je sais que tu es là. Pourquoi as-tu peur de moi ?
— Parce que tu es un requin, pardi ! Et que les requins nous mangent.
Ainsi donc je me suis transformé en requin. J’ai beau lui expliquer que moi je ne veux aucun mal aux poissons et que je ne les mangerai pas, le petit poisson ne semble pas me croire et reste caché.
— Ecoute, je viens d’Iai, je suis le petit-fils de Dadabé.
— Qui est Dadabé ?
— C’est le chef de notre village.
— C’est où Iai ?
— C’est une île à l’Est de Houaïlou. Juste en face d’ici. On l’appelle aussi Ouvéa.
J’essaye de gagner sa confiance quand tout-à-coup mon ventre gargouille, et là, tous les poissons s’enfuient à nouveau à toute vitesse. Je veux les rattraper pour m’excuser mais ils semblent encore plus effrayés. Ils partent dans tous les sens. Mais, que se passent-ils ? Beaucoup d’entre-deux semblent s’agiter de façon bizarre. Je me rapproche et constate qu’en cherchant à me fuir ils se sont jetés dans une senne tendue par des pêcheurs. A ma vue, ils sont terrorisés. Je tente de les rassurer et leur dit :
— N’ayez pas peur, je vais vous aider.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Je fonce de toutes mes forces dans le filet en ouvrant tout grand ma gueule. Avec mes dents acérées, je déchire les fils de nylon. Tous les poissons réussissent à s’échapper, mais moi, je me retrouve coincé à leur place. Plus je me débats, plus je m’emmêle dans les mailles du filet. C’est alors qu’une chose incroyable se produit : les poissons viennent à leur tour m’aider. Les poissons scies découpent le filet, les poissons chirurgiens coupent les bouts de nylon qui entourent mes nageoires à l’aide des scalpels situés au bout de leur queue, d’autres poissons enfin nettoient mes plaies… Me voilà enfin libre. Les poissons viennent me présenter leurs excuses.
— Nous sommes désolés de ne pas t’avoir cru, mais c’est bien la première fois que l’on voit un requin gentil.
— J’accepte volontiers vos excuses, mais j’ai faim. Je n’ai rien mangé depuis longtemps et ces aventures m’ont épuisé.
Les poissons s’agitent et me rapportent aussitôt des éponges et des algues que je m’empresse de dévorer. Je dois être le premier requin végétarien !
Je les remercie et leur fait mes adieux. La journée touche à sa fin et il me faut reprendre mon périple. Je me rapproche du rivage et aperçois le BGV par lequel je suis arrivé. La vieille femme n’est plus là. Qu’importe, je sens que mon corps se transforme et que je retrouve mon apparence de petit garçon. Je gagne la terre ferme et me fraye un passage entre les racines du banian. Je frotte à nouveau ma pagaïe magique et me revoilà parti pour de nouvelles aventures.
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Chapitre 4 | Dö Mwà – Canala
Un magnifique cagou
Lorsque je sors du banian, le soleil pointe ses premiers rayons. Peu à peu, le froid glacial de la nuit fait place à une chaleur douce et réconfortante. Je me sens revivre. Je me mets à tourner et à retourner dans ma petite tête, les meilleurs moments de mes aventures passées : « Qu’est-ce que j’ai de la chance de vivre tout cela à mon âge ! » pensè-je. D’Ouvéa à Canala en passant par Poum, Pouébo, Gomen et Wawiluu, que n’ai-je pas vu ? Dadabé, mon grand-père ne dit-il pas souvent que les voyages forment la jeunesse ? Aujourd’hui, je comprends mieux ce que ressent dans son petit corps, le gecko, devant le danger, obligé d’apprendre à vivre dans un monde entouré de grosses machines et dans un environnement défiguré par le travail des hommes. Je redoute la rage et la ténacité des chasseurs et des braconniers qui participent, malgré eux, à la disparition des espèces menacées notamment des tourterelles. Je mesure la crainte et la peur que suscite le requin et reconnais, néanmoins, le rôle essentiel qu’il joue dans le maintien de l’équilibre entre les espèces marines… Je suis encore dans mes souvenirs quand, soudain, j’entends l’écho d’une voix forte qui, apparemment, s’adresse à moi en Xârâcùù :
— Wanakat ! Wanakat !
Ne sachant d’où vient la voix je n’ai pas eu le temps de répondre…
— Wanakat, mâniri fè toa nöö bwakwè rè mèdè cö dö nèxöö ! poursuit-elle. Là-bas, le vieux Chaava t’attend pour te donner la formule qui te permettra de te débarrasser des rêves qui te hantent.
Surpris par la soudaineté et l’intensité de la voix, mon cœur se met à battre fort.
— Va ! Dépêche-toi, va !
Aussitôt, sans me poser de question, je me mets en route.
Je traverse la plaine verdoyante à grands pas, cherchant à atteindre le sommet de la montagne en face de moi. C’est alors que, zigzaguant avec attention entre les niaoulis noircis par les feux de brousse, je sens une douleur atroce traverser tout mon corps. J’ai l’impression d’être arrosé par des milliers de fléchettes. La douleur est telle qu’elle finit par plier mon corps qui s’est ramassé en boule en se rapetissant comme pour mieux contenir la douleur. A la place de mes poils, je vois pousser des plumes blanches et grises qui, tout en s’allongeant, se posent les unes sur les autres en recouvrant mon corps. Sans prendre garde, je chute lourdement et roule par terre comme un fruit mur tombé d’un arbre.
En me relevant, je sens à peine mes pieds qui, devenus plus fins et plus courts sont recouverts d’écailles. En baissant la tête, je vois qu’ils virent au rouge. Dans ma tête je sens mes pensées s’entrechoquer. Je me suis évanoui.
En reprenant mes esprits, je constate qu’à la place de ma bouche se trouve maintenant un bec dur de la même couleur rouge que mes pattes effilées. Au-dessus de mon bec et de part en part, deux minuscules orifices en guise de narine. Des deux côtés de ma tête, deux gros yeux noirs qui me permettent de voir à l’horizontal dans un grand rayon. Sur mon crâne, dans l’axe de mon corps, une couronne de plumes en forme de panache de chef indien, un magnifique éventail qui se plie et se déplie selon mes désirs et mes envies et qui me donne un air royal. Mes bras, en collant à mon corps et en raccourcissant, se sont repliés en forme d’ailes d’oiseau sans envergure.
En essayant de lever les bras, je bats des ailes, je bats de l’aile… incapable de voler. Dès lors, je comprends que je suis devenu un cagou, un majestueux cagou.
Avec beaucoup de peine, j’entreprends d’escalader la montagne et d’arriver au sommet au plus vite afin de trouver le chemin qui mène à la colline de la mandarine bleue.
Le soleil est déjà haut dans le ciel quand j’atteins le sommet : une vue imprenable sur l’ensemble de la vallée. Au loin la baie de Canala dont l’entrée est signalée par trois rochers sculptés par les vents : on dirait trois frères en pleine discussion. Derrière moi, les chutes de la cascade de Ciu se rejoignent pour former la rivière qui traverse la plaine, rendant la végétation verdoyante environnante très dense. Plus loin et à ma gauche, j’aperçois une colline arborée. Cette colline, pas comme les autres, me rappelle là où se trouve la mandarine bleue.
Comment faire pour aller jusque- là ? Ah ! Si je pouvais voler… A vol d’oiseau, cela me prendrait un clin d’œil.
En y songeant, l’envie me prend de savoir au juste pourquoi le cagou ne vole pas. Il a pourtant deux ailes avec de belles plumes comme tous les autres oiseaux … Il doit avoir une bonne raison pour qu’il en soit ainsi. Est-ce par nécessité, un handicap ou un accident ?
Ah ! Si le cagou pouvait voler, cela peut lui éviter bien des ennuis auquel il doit faire face dans cette forêt où le danger ne manque pas, pensè-je !
Je tourne et retourne plusieurs fois la question dans ma tête sans réussir à trouver la réponse. Pourquoi n’ai-je jamais posé la question à Dadabé mon grand-père ?
A ce moment, je réalise que je suis tout seul et que ce qui importe, c’est de me débrouiller pour rejoindre la colline de la mandarine bleue si je veux retrouver ma forme humaine du petit garçon d’Ouvéa que je suis.
Imaginant les difficultés qui attendent le cagou que je suis devenu pour atteindre la colline où m’attend Chaava, je ne puis m’empêcher de penser à mon Dadabé. Que fait-il en ce moment précis ? Est-il au champ ou à la pêche ?
Soudain, une voix douce me sort de mes interrogations :
— Te voilà enfin Wanakat. Je suis Xapari. Mon grand-père Chaava m’a dit de t’attendre au pied du banian. Quand j’y suis arrivé, je ne trouve que ton sac TBS et la pagaie magique, bien rangés.
Les plumes de ma tête se sont redressées. Du haut de ma petite taille, je remarque ce petit garçon à l’allure décidée qui parle avec assurance. Sa présence me rassure. Le fait de m’avoir appelé par mon nom fait naître dans mon cœur un grand espoir. Il a le torse nu et juste un tissu tressé en fils de pandanus, serré à la taille pour seul vêtement. Ses cheveux, ramassés en queue de cheval sur la nuque, lui donne un air d’adolescent plus grand que son âge. Sentant que j’ai de la peine à lever en permanence la tête, il se baisse comme pour mieux me dévisager. Son visage s’illumine d’un large sourire.
— Je suis Wanakat, comme tu le sais, reprends-je. Je dois retourner à la colline de la mandarine bleue avant le coucher du soleil.
— Je sais, me dit-il. Si tu le permets, nous pouvons partir tout de suite.
Tout à coup, nous entendons des aboiements de chiens. Cela doit être sûrement des hommes qui font la chasse. Xapari a juste le temps de me saisir dans ses mains quand un cochon sauvage, poursuivi par les chiens, manque de m’écraser.
Xapari se met à courir vers la vallée. Emporté par son poids il tombe et glisse le long de la pente jusqu’au fond de la vallée. Il doit son salut à un niaouli qui amortit heureusement sa chute. Les chiens continuent d’aboyer poursuivant leur proie. En ce moment au vu de la rivière qui coule près du niaouli, j’ai eu soif. Xapari entre les pieds le premier dans l’eau. Je bois quelques gorgées de cette eau fraîche des montagnes. Il me relâche pour traverser le gué.
Nous longeons le lit de la rivière en silence pour mieux se remettre de nos émotions. Pendant un bon moment, nous profitons de ce calme tout en marchant. Sans s’en rendre compte, nous traversons forêts, plaines, rivières et collines ; encore et encore nous laissons derrière nous, forêts, plaines, rivières et collines. Le silence devient lourd…. Alors, Xapari prend l’initiative de le rompre.
— Sais-tu que la mer est notre papa à tous et que la terre est notre mère ? Sais–tu que quand il y a du vent et des cyclones, c’est que la mer, notre Papa, baille et souffle ? Sais-tu que quand la terre refuse de produire des aliments et de nous donner la nourriture c’est que la mer, notre papa lui a tourné le dos ? Sais-tu qu’un tremblement de terre n’arrive que quand la terre notre mère cherche à soigner les blessures que lui inflige l’homme ? Sais-tu qu’avant que les hommes ne peuplent la terre, le cagou savait voler et que ce n’est qu’après avoir gagné la confiance de l’homme qu’il ne vit plus la nécessité de voler ? En plus, on dirait qu’après avoir perdu la faculté de voler, il perdit progressivement sa faculté de la marche. Le cagou, poursuit-il c’est…
— Qui est-ce qui t’apprend tout cela Xapari ? lui demandé-je, en l’interrompant.
— C’est mon grand-père Chaava qui me dit tout cela et moi je prends plaisir à l’écouter pendant des heures. Ainsi, il me transmet la science et la sagesse de nos ancêtres…
Xapari parle encore lorsqu’une voix nous dit :
— Bienvenue à toi Wanakat dans le domaine sacré de la mandarine bleue. Je suis Chaava. Merci à toi Xapari. Je sais, Wanakat, que tu es hanté par tes rêves. Le secret de tout cela, c’est ton grand-père Dadabé qui le détient. Il te le confiera quand ta tournée prendra fin. En attendant, le soleil va bientôt finir sa course et il te faut redevenir le petit garçon que tu es. Ma mission s’achève ici.
— Comment dois-je faire alors pour redevenir le garçon que je suis, demande-je au vieux Chaava.
— Je n’ai pas le droit de te le dire. Je vais juste te donner des indices. Ecoute bien : En venant ici, tu as croisé deux sortes d’animaux qui se poursuivent n’est-ce pas ? Il te suffit de parler le langage de l’un des deux animaux en touchant le mandarinier bleu pour retrouver ta forme humaine… Bonne chance à toi Wanakat.
En disant cela, il prend la main de Xapari et repart sur ses pas. Xapari a juste le temps de me faire signe de la main…
La peur me glace le sang. Il me faut, non seulement, retrouver un mandarinier précis, mais aussi, me souvenir des animaux croisés lors de ce parcours jusqu’à cette colline… Et cela, avant le coucher du soleil. Comment reconnaitre le mandarinier bleu dans un tas d’autres mandariniers ? C’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Quels sont, d’ailleurs, les animaux croisés et quel est leur langage ?
Affolé, je me précipite d’un pas mal assuré dans le verger des mandariniers. Sans le vouloir je me mets à hurler de peur ou plutôt, à aboyer comme un chien qui traque sa proie. Et d’ailleurs, le cri du cagou ne ressemble-t-il pas aux aboiements d’un chien ? En titubant, je déploie mes ailes pour garder l’équilibre. Je glisse sur une pierre. En voulant me rattraper, je suis projeté avec violence sur un mandarinier. Je n’ai pas eu le temps de sentir la douleur quand j’entends mes os craquer. Je sens qu’ils s’allongent. Pris d’un vertige subit, je me suis évanoui…
Quand je me réveille, je suis allongé devant le banian. Mon petit sac BTS et ma pagaie sont là et bien là ! Combien de temps ai-je dormi ? Je ne le sais. Je sens une joie intense dans mon cœur, heureux de savoir que je suis redevenu Wanakat, le petit garçon d’Ouvéa, prêt à aller vers d’autres aventures.
Chapitre 5 | Taremen – Maré
Gros crabe de cocotier crapahuteur
A la tombée du jour, je me réveille de mon voyage. Dans mes rêves, mon grand-père Dadabé m’a fait revoir l’île de Maré, où poussent des pieds de santal parfumés, des avocatiers aux fruits de couleurs différentes et d’espèces variées. Je me trouve dans la baie de Cara, en plein milieu de la plage au nord de l’île de Maré juste en face de Lifou. Je contemple le décor exceptionnel qui s’offre à mes yeux.
C’est une baie extraordinaire protégée des vents et des marées par de grands récifs posés sur le sable qui font office d’abris naturels. La plage qui la borde laisse entrevoir derrière elle d’immenses cocotiers et une végétation luxuriante, et le sable blanc est d’une couleur éclatante. La mer est calme, et les oiseaux dans le ciel entament leurs chants mélodieux. En observant les grandes falaises vers le sud de l’île, je décide de me diriger dans cette direction pour rechercher l’esprit gardien des falaises, comme me l’a recommandé Dadabé.
Après des heures de marche et une fatigue qui commence à se faire ressentir, je vois au loin une silhouette. C’est un homme d’une taille imposante, et à mesure qu’il avance, je découvre peu à peu les différents aspects du personnage. Il a un regard imposant, et son torse nu laisse voir des muscles impressionnants. Je me dirige quand même vers lui, mais un cri puissant m’arrête sur place :
— Qui ose troubler mes lieux ? Qui es-tu ? Que veux-tu ?
Je prends peur mais réussis tout de même à balbutier quelques mots :
— Je m’appelle Wanakat. Je viens vous voir pour m’aider à affronter une épreuve.
— Je suis Pa Koradran, moi qui te parle, je suis l’esprit gardien de ces falaises. Les gens de cette île me craignent car je suis doté de pouvoirs fabuleux, la faculté de comprendre ton langage et même le pouvoir de prendre l’apparence de n’importe quel animal.
— Je suis le voyageur envoyé par mon grand-père Dadabé. Et je lui raconte tout mon périple.
— Je le sais, car tout ce que tu me dis, je l’ai vu en vision. Je vais te transformer en crabe de cocotier, et tu vas vivre la vie d’un crabe de cocotier jusqu’à demain matin, car la nuit est déjà là.
Aussitôt, Pa Koradran prend une potion magique fabriquée à base de feuilles et l’applique sur moi. Mon corps se met à s’agiter dans tous les sens et dans les convulsions la transformation est en train de s’opérer : ma peau se transforme en une carapace solide, mes mains et mes pieds se métamorphosent en des pinces : grandes à l’avant et petites et allongées à l’arrière. Mes yeux laissent place à deux énormes antennes. Je suis bien devenu un crabe de cocotier ! Je garde mes émotions humaines, mais mon corps est bien celui d’un crabe.
Je me sens solide et invincible dans mon nouveau corps bleu-gris à reflets métalliques. Je suis comme une voiture blindée. Rien ne m’arrête, j’écrase les petits sur mon passage, j’entends même des bruits de fuites quand j’avance. Je m’aventure sans crainte dans les chemins sinueux et chaotiques de la forêt.
Mais j’ai faim ! Je grimpe sur un pied de cocotier, mais je tombe ! Difficile, sans préparation ni entraînement… Je réessaie, mais après plusieurs tentatives, j’abandonne. Je reprends mon souffle et repars crapahuter sur les rochers à la recherche d’un dîner, petit coquillage, oiseau tombé du nid, un fruit quelconque, je ne suis pas difficile, je mange de tout. Rien !
Et voilà que je sens une bonne odeur de coco qui m’attire. Je m’arrête pour respirer à fond l’air, je me repère. Ca y est, je suis dans la bonne direction. Le coco coupé en deux est accroché sur un bout de bois pointu planté à côté d’un trou. J’ai l’impression que quelque chose n’est pas normal : le fruit est sur du bois et non pas sur le sol ? Mais mon ventre gargouille, j’ai trop faim !
Pendant que je déguste ma noix de coco, des pas s’approchent doucement derrière moi, des lumières vives, et une main d’homme me saisit par le dos et m’arrache à mon repas. Le pêcheur tout content me montre à ses camarades : « Quel beau crabe ! Au moins trois kilos ! » Je me tortille, je balance mes pattes dans tous les sens. Je rassemble toute mon énergie, je ne veux pas finir dans une marmite ! Voilà que mon pêcheur s’énerve, j’en profite pour attraper un doigt avec ma pince et coince très fort. Le pêcheur hurle, ouvre la main et secoue pour dégager son doigt. Je tombe sur les feuilles de cocotier, je me fais mal au dos. Vite je m’enfuis loin du piège des hommes, j’ai peur de rester là. Et je me dis que je ne veux pas continuer à rester crabe de cocotier.
J’ai toujours faim ! Je cherche de la nourriture, j’avance sans regarder ma route. Tellement que sans faire exprès, je tombe. Je ressens une très grande douleur. Je suis tombé dans un trou profond, j’ai le vertige, j’ai peur. Je croyais que j’allais mourir, je me suis évanoui. Je croyais que ça allait finir mais pas comme ça. En plus je ne peux plus respirer pour un crabe. Il fait si chaud, si noir. Ensuite je tremble dans mon corps. Je panique. En tombant, je me suis cogné la tête sur un caillou. J’ai mal sur ma tête, je suis sonné. Je suis seul et j’ai très faim.
Je suis dans ce trou profond quand j’aperçois un petit serpent brillant ramper sur le mur de rochers. Rayé de blanc et noir, avec une petite tête, des yeux tout petits, il me voit au fond du trou. C’est Bécé le tricot rayé. Je lui demande de m’aider à sortir du trou.
— Comment faire pour t’aider ?… Reste calme, je reviens.
Bécé part chercher ses amis.
— Essaie de grimper sur les racines que nous allons te lancer !
Je m’accroche comme le tricot rayé m’a conseillé.
— Ca marche ! Je m’en sors !
Arrivé à la surface, je remercie mes amis tricots rayés de m’avoir aidé. Puis Bécé me donne à manger une bonne noix de coco.
Je lui demande alors le chemin pour retrouver Pa Koradran, l’homme-esprit qui m’a transformé en crabe de cocotier. Je suis épuisé, terrorisé, j’ai trop mal au dos, à la tête. J’ai décidé de redevenir humain. Je retrouve le gardien de la falaise :
— Vous vous rappelez de moi ? Wanakat, le petit-fils… Non, Wanakat-le crabe. Enfin… vous m’avez transformé en crabe. Je suis revenu vous demander de l’aide.
— Comment ça, de l’aide ?
— Je veux redevenir humain car c’est trop dur la vie d’un crabe de cocotier !
— Tu as jusqu’au lever du soleil pour te décider. Tu as bien réfléchi ?
— Oui, c’est décidé !
Je vois Pa Koradran fermer les yeux, ouvrir les deux bras et murmurer des paroles que je ne comprends pas. Je sens mon corps s’agrandir, ma carapace est trop petite et mon dos grossit de plus en plus. Ca me tire de partout !
— Aïe ! J’ai trop mal au dos, au secours ! Je suis coincé dans ma carapace !
Tout à coup ma carapace commence à se déchirer, c’est comme un grincement de porte. Mes mains, mes bras s’allongent, mes pieds, mes jambes aussi. Ma carapace se détruit en mille morceaux. Je me mets debout, je m’étire :
— Ah, ça fait du bien d’être humain ! Merci beaucoup, Pa…
Plus personne. Je prends mon BTS et pars à la recherche du banian.
Je sors de la forêt et lève la tête pour regarder le sommet de la falaise. De loin je reconnais le banian géant, « ye awa » l’appellent les gens d’ici en langue nengone : des racines sortent de ses branches, ses feuilles si minuscules comme de petits cafards, ses fruits, et des roussettes volent autour. Son tronc est blanc avec des taches noires, et quand le soleil l’éclaire, il brille et devient foncé. Ses branches vont si haut que je pourrais grimper jusqu’aux nuages.
Le soleil se lève à l’horizon. Je m’installe confortablement dans un creux du tronc à l’ombre du banian, et frotte ma pagaie magique pour ma prochaine destination.
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